Led Zep est-il funk ?
(Hommage à John Paul Jones)
On peut chasser assez facilement le cliché faisant du dirigeable piloté par nos quatre Britanniques un groupe réduit au heavy rock. La ravageuse Gibson Les Paul de Jimmy Page – élément outrancièrement représentatif du « son » Led Zep – appelait (et avec quelle avidité) ce charisme puissant mais jamais pompeux ni même poseur du tandem rythmique John Paul Jones/John Bonham. Par ce même équilibre des forces (qui n’a pour égal que sa représentation symbolisée sur l’album Led Zeppelin IV par quatre dessins mystiques), le quatuor resta dans un équilibre créatif permanent, composé de personnalités différentes et à la fois extrêmement complémentaires, qui font de Led Zep une formation idiosyncrasique.
Il n’y a pourtant pas à jeter le discrédit sur Jimmy Page, mais à ressentir la façon dont cette approche du blues, aux relents volontiers plus violents que leurs prédécesseurs, s’est acoquiné d’une rythmique quasiment à l’antithèse de la formule métronomique rock. John Bonham et John Paul Jones fondent l’originalité et la robustesse du spectre sonore zeppelinien par leur maîtrise du contretemps et de la syncope funk, jusque dans les blues les plus langoureux.
Leur passion pour les musiciens maison des pionniers de la soul et de la funk music américaines*, notamment les Funk Brothers de la Tamla Motown et Booker T. & the MG’s chez Stax/Volt, ou encore les musiciens de Hi Records, épargne à Led Zep cette binarité parfois soporifique et souvent ennuyeuse du rock des arènes. John Paul Jones l’a relaté dans une entrevue, c’est le jeu fluide et expressif du musicien de studio chicagoen Phil Upchurch (avant tout guitariste, il excellera tant à la basse qu’à la guitare sur l’opus Everything is Everything de Donny Hathaway, bijou de soul) qui l’a décidé à passer à la basse électrique.
À l’écoute des « couplets » (disons plutôt, le thème principal, qui sert de trame à l’expressivité improvisée – elle aussi – de la voix de Robert Plant) The Lemon Song, ne sentez-vous pas dans cette basse toute en économie, ces notes toutes en retenue mais placées subtilement dans les interstices des fûts et la stridence distordue de la Gibson, le toucher de James Jamerson ? Jonesy n’a‑t-il pas cette même arrogance de voltigeur, cet audace revanchard du musicien de session réservé, mais prêt à en découdre avec les mesures imposées, à traverser entre les clous, à placer les notes de sa mythique basse Fender Jazz là où nous l’attendons le moins ? Ainsi, la folk originelle de Thank you échappe doublement à la platitude par les mains du multi-instrumentiste de génie : un orgue solide qui soutient l’édifice sans le noyer, une basse qui se trémousse et donne une tonalité nouvelle à la ballade, prémonition des lignes aériennes du What’s going on de Marvin Gaye, jouées par son inspirateur trois années plus tard. Si la conjecture de l’inspirateur inspiré peut paraître difficile à soutenir, John Paul Jones est un bassiste au talent et au doigté irremplaçables : lorsqu’il s’assied à l’orgue en concert (voire même sur les prises studio en mode live, comme sur Since I’ve been loving you), pas question de recourir à un bassiste additionnel. Ce sont ses pieds qui émuleront la basse sur des pédales basses Fender, tandis que ses mains caressent toujours un orgue Hammond.
Un an plus tard, sur Led Zeppelin III, c’est encore la même vibration qui revient derrière la façade heavy : Out on the tiles, certes moins funky, conserve le sautillement assuré par les deux amis du fond de la scène. Bonham, quoique maître ès-roulements sur ses deux fûts basses, marteleur diabolique devant un éternel plus volontiers venu de légendes nord-européennes que de la sainte Bible, assure en permanence un groove dont la stabilité et le dosage de chaque élément de percussion, que l’on dit aussi « au fond du temps », nous évoque, tantôt Uriel Jones, Al Jackson et Carmine Appice du Vanilla Fudge (un groupe hallucinant, dont les reformations ont malheureusement tourné au triste spectacle d’un glam rock marqué par la grossièreté des arrangements des années 1980), qui fût son inspirateur au style lourd et flamboyant dans la frappe et très funky dans son approche de la structure temporelle de la musique. Point d’accroche entre le Fudge et Led Zeppelin, dont ce dernier assurait les premières parties sur les tournées aux États-Unis (1), cette même passion pour le rhythm & blues incarnée par les plus fameux succès de Vanilla Fudge, qui sont… des reprises ! (2)
J’en oublierais presque la conclusion à laquelle je voulais arriver. Elle aura probablement la forme d’une assertion, qu’il faudra lire et répéter (sans pour autant ruminer) dans sa tête en écoutant Ramble on.
LED ZEP EST FUNK !
La preuve, le Zeppelin a été signé par Ahmet Ertegun chez Atlantic (3).
(1) Comble du comble, quelques années après, c’est le Fudge qui ouvrira pour le Zeppelin.
(2) You keep me hanging on est un succès Motown des Supremes écrit par Lamont Dozier et Brian Holland, tandis que Shotgun est un autre succès Motown de Junior Walker & the All Stars (groupe dans lequel se distingua le jeune James Marshall Hendrix!).
(3) Atlantic est traditionnellement associée aux pointures du R n’ B, puis de la funk, notamment Ray Charles, Aretha Franklin, Roberta Flack, The Drifters & Ben E. King, entre autres. Elle joua par ailleurs un rôle important dans la distribution du label balbutiant Stax, fondé à Memphis par Jim Stewart et Estelle Axton (frère et sœur).