Un entretien avec James Jamerson (1979)
On a souvent exagéré les propos de James Jamerson (1936 – 1983), tant il existe actuellement peu de sources et par conséquent, une recrudescence d’affabulations, aussi fantaisistes les unes que les autres. Pour les dissiper un peu, je vous propose une traduction de l’interview de 1979 accordée au magazine Guitar Player, qui donne voix au chapitre au maître de la basse soul. Etonnant, pas tant par le peu de révélations qu’il comporte, mais par le témoignage d’un bassiste un peu amer – qui à l’époque n’est plus à la mode – et rend compte d’une vision très stricte et traditionnaliste du rôle de bassiste. Finalement, de quoi participer encore un peu plus au mythe “Jamerson”…
“Les bassistes appellent de toutes parts, ils veulent savoir quel était le matériel que j’utilisais, quel type de basse, quel type de cordes – ce genre de choses. Je leur dis, mais l’important n’est pas là : c’est le toucher. Les cordes ne font pas le son, c’est le toucher. C’est là, à l’intérieur, dans le cœur.” ______________________________________________
Les lignes de basse des hits de Motown étaient-elles le résultat de tes idées ?
Oui, ils me filaient une grille d’accords et me disaient “Fais ce que tu veux”. J’avais juste une feuille avec les accords écrits au stylo. Il utilisaient le chiffrage (des chiffres romains indiquant les accord, comme I, V, V, etc.), comme le font les gens à Nashville.
Comment as-tu rencontré Motown ?
Eh bien, je jouais de la contrebasse à la fin des années 1950, je faisais des sessions avec d’autres gens dans le studio de la première femme de Berry Gordy [NdT : fondateur de Motown]. Berry avait entendu les lignes que je jouais et en était tombé amoureux. Il m’a demandé si j’étais intéressé à faire partie de la compagnie, je lui ai répondu oui.
La contrebasse était-elle ton premier instrument de musique ?
Oui, j’ai commencé au lycée, en 1954. Je l’ai jouée dans les sessions jusqu’en 1961.
La transition de la contrebasse à la basse électrique a‑t-elle été difficile ?
Non, ça demande juste un temps d’adaptation au manche, puisqu’il est plus petit, tu sais. Cela m’a pris deux semaines [rires]. J’ai acheté ma première basse électrique, une Fender Precision en 1961, quand j’ai dû partir en tournée avec Jackie Wilson. J’ai joué avec Jackie quasiment une année.
Tes influences à la basse venaient-elles principalement des musiciens de jazz ?
Exact. Des musiciens de jazz moderne comme Percy Heath, Ray Brown et Paul Chambers. À l’époque, je bossais avec des gars comme [le pianiste] Barry Harris et [le flûtiste/hautboïste/saxophoniste] Yusef Lateef. J’ai joué dans les bals du lycée avec un groupe de jazz, du jazz moderne mélangé à un peu de bebop. C’était pendant mon époque “Ivy League” [NdT : ligue sportive étudiante].
Quand tu as commencé à jouer sur du rock, et des concerts rock et soul, d’où venaient tes influences hors du jazz ?
C’était automatique. Mais j’avais bossé avec des bluesmen comme John Lee Hooker et un vieux pote du nom de Washboard Willie. Et puis j’ai une éducation baptiste, j’entendais beaucoup de musique gospel.
Est-ce que tes cours de classique à l’université de Wayne t’ont servi sur scène ?
Oui, parce que lorsque je jouais une ligne, il recrutaient un arrangeur qui l’écrivait. Ensuite, si je devais partir en tournée, je les réapprenais et les mémorisais, car je ne jouais jamais la même chose tout le temps.
As-tu beaucoup tourné avec la scène Motown ?
J’ai tourné jusqu’en 1964, puis j’ai quitté les tournées pour être dans le personnel [NdT : permanent]. J’ai arrêté de voyager avec The Miracles en 1963. Personne chez Motown ne voulait enregistrer avant mon retour de tournée.
As-tu enregistré pour d’autres labels à l’époque ?
Il n’y a pas grand chose que j’ai fait pour d’autres labels. Nous étions prévenus que les extras nous exposaient à un licenciement. C’est illégal pour une société de vous mettre à la porte pour ça, mais je n’en étais pas conscient à l’époque. J’ai fait quelques trucs chez Chess [NdT : Chess Records, fondé par Leonard Chess à Chicago] avec des groupes vocaux. En ce temps-là, on enregistrait juste la rythmique, je n’entendais même pas les disques au final.
Il y a beaucoup de bassistes qui te sollicitent pour des conseils ?
Les bassistes appellent de toutes parts, ils veulent savoir quel est le matériel que j’utilisais, quel type de basse, quel type de cordes – ce genre de choses. Je leur indique, mais ce n’était pas ce qui importe : c’est le toucher. Les cordes ne font pas le son, c’est le toucher. C’est là, à l’intérieur, dans le cœur.
Tu utilises toujours une Precision ?
Oui, aucune autre basse ne possède ce son. J’ai juste monté des [cordes] La Bella tirant fort dessus. Je pense qu’elles sont meilleures que les cordes Fender qui étaient d’origine sur cette basse.
Quel genre d’amplificateur tu utilises ?
J’ai un Ampeg B‑15 pour les sessions, que j’utilise pour des concerts également. En tournée, j’injecte le B‑15 directement dans la console.
Comment règles-tu la tonalité ?
Cela dépend du producteur et de la session. Certains aiment les aigus à fond : j’aime les graves à fond, parce que ça permet à un disque de sonner plus riche. Cela donne une tonalité plus ronde, un son plus gras.
Combien de basses possèdes-tu ?
Quatre. J’ai une vieille contrebasse allemande, une Fender 5 cordes, une Hagstrom 8 cordes, et la Precision. On m’a volé deux Precision, mais mon actuelle a été achetée neuve en 1963.
Quand je l’ai achetée, j’ai enlevé immédiatement les cordes Fender et j’ai monté des La Bella, et ce sont les mêmes cordes depuis. Tu n’as pas besoin de changer tes cordes en permanence : tu perds le son. C’est comme une bagnole neuve : plus ça vieillit, mieux ça se conduit.
Utilises-tu des effets ?
Non, sauf si c’est une demande. Tout est dans les doigts. Je ne pense pas qu’une basse doive sonner autrement qu’elle est censée sonner. Elle doit sonner comme une basse.
Utilises-tu ton pouce pour des effets “slap” ?
C’est pas mon truc, c’est plutôt mon fils qui est dedans. Je peux avoir “le” son sans avoir à slapper. Tout est dans la manière de tirer la corde. J’utilise exclusivement mon index.
As-tu appris à ton fils à jouer ?
Oh, je me suis assis et lui ai montré des trucs. Il en a découvert d’autres par lui-même et m’a demandé si c’était bon ou mauvais.
Quel conseil donnerais-tu aux débutants ?
Eh bien, je pense que la première chose que vous devriez faire, c’est de jouer de la contrebasse. Cela vous renforcerait tout : votre poignet, vos doigts, les articulations de vos doigts.
Pratiques-tu toujours la contrebasse ?
Eh bien, je ne pratique pas [rires]. Je pratique seulement en concert ou en session.
Préfères-tu le travail de studio ou les concerts ?
Puisque je suis resté en studio pendant une longue période, j’ai parfois besoin de sortir. J’aime sortir et faire avancer un peu cette scène, surtout si je suis payé pour. C’est plus facile : si tu fais une erreur, tu continues de foncer.
Quels bassistes écoutes-tu aujourd’hui ?
Eh bien, je ne les ai jamais trop écoutés. Je crée juste mon propre truc. La came de la radio c’est d’autres gens qui… ça m’ennuie. J’essaie d’inventer quelque chose de différent. Ce que j’entends actuellement chez d’autres a déjà été joué. Beaucoup de bassistes ne jouent pas de la basse. Il jouent à la basse. Ils n’ont pas grand chose à dire. C’est juste des tas de gimmicks : en fait je crois qu’ils ne savent même pas ce qu’ils font. Beaucoup de jeunes pousses que j’aime m’ont copié. La plupart essaie de copier Stanley Clarke ou Larry Graham.
Es-tu souvent en studio ces temps-ci ?
Cela dépend. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. Je devais aller en studio chaque jour à neuf heures du matin pour en sortir à trois heures le lendemain matin.
Crées-tu toujours tes propres parties ?
Parfois des chefs viennent à la session avec les lignes de basses écrites. Ils veulent un truc sympa et simple, cash.
On t’appelle encore pour te demander le son “James Jamerson” ?
Oui, pour le son et le nom en plus.
Penses-tu que tu obtiennes plus de séances parce que les producteurs veulent ton son distinctif ou parce que tu es capables de satisfaire à tout ce qu’on te demande de jouer ?
Je ne sais pas [rire]. Je penses un peu pour les deux.
Penses-tu que les disques Motown ont commencé à sonner différemment quand le label à quitté Detroit pour Los Angeles ?
Oui, différemment, du tout au tout. Ils ont perdu le son, mec. Ils se sont barrés à L.A. en cherchant du neuf mais ils ne l’ont pas trouvé.
Pourtant, depuis belle lurette tout le monde recherchait ce même son qui était le leur.