Qui est donc “Pa Sucordoze” ?
À propos d’un air de Jules Arlanda
Voilà un nom qui ne dira pas grand chose au profane. À La Réunion, ceux qui connaissent et chantonnent le plus grand succès de Jules Arlanda (1923 – 2010) interprété par Pierrette Payet, Quand li mett’ son moulure (en français “quand il met ses beaux souliers”, autrefois connue sous le titre Ti Roger), connaissent l’expression qui ponctuent le refrain mélancolique (c’est bien un regard sur le passé des bals la poussière qui est porté) : “Comme dans l’temps Pa Sucordoze”.
Sorti de l’imaginaire de Georges Fourcade
C’est dans le théâtre de saynètes du chansonnier Georges Fourcade (1884 – 1962) que je suis allé chercher l’origine de cette allusion.
Dans un premier temps, une revue, datée de 1949, la Nouvelle revue des traditions populaires m’a permis de resituer le contexte historique et culturel dans lequel ce personnage emblématique est né, grâce à la plume de Géo-Charles.
Le Bas de la Rivière, théâtre créole
“Pa Sucordoze” (c’est-à-dire “papa/père Sucordoze”) est une référence à un personnage populaire mis en scène par Georges Fourcade, près de la Fontaine Tortue, dans le vieux quartier de cases du Bas de la Rivière Saint-Denis (actuellement rue de la République). Cette place, rescapée improbable de l’urbanisation folle, se trouve toujours au pied de l’escalier Ti kat sou, entourée des dernières boutiques chinois. Les vestiges de la fontaine y demeurent, comme un affront au temps.
Du vieux sorcier métis…
Pa Sucordoze est l’incarnation poétique d’un vieux sorcier métis, dont la compagne s’appelait “Ma Mélanie”.
(Source : Folklore de l’île de La Réunion. Georges Fourcade et “Z’hsitoires la caze”, Géo-Charles. In Nouvelle revue des traditions populaires,
T. 1, No. 3 (Mai-Juin 1949), pp. 251 – 262, Presses Universitaires de France).
…Au vieux cafre d’Inhambane
Dans Zistoires la case (1930), Fourcade lui-même dépeint sans ambiguïté le personnage, cette fois sous la variante graphique Pa Sucrodorze. Il devient dès lors assez clair que ce nom évoque une sorte de vieux petit père gâteau-gâteux, le papa sucre-d’orge. Cette fois, il n’est plus métis mais cafre du Mozambique, supposé venu de la ville portuaire d’Inhambane (d’où les esclaves embarquaient assez probablement), qui a donné par créolisation “Yambane”.
L’iconographie pittoresque des cartes postales nous donne une idée du cliché du cafre du Mozambique : son visage est alors reconnaissables aux marques tribales que constituent les “verrues artificielles” qui tracent une ligne médiane, du haut du front à la pointe du nez.
Ainsi, dans la saynète Sombrère et Cayamb (qui donna lieu à une chanson), décrit-il à travers un dialogue entre les personnages Titouène et Sicoc « Pa Sucrodorze, vié cafre y sort là-bas pays Yambane » (Père Sucre d’orge, vieux cafre de là-bas à Yambane), autrement dit un vieux noir africain venu du Mozambique.
Le vieux cafre, pivot de la transmission orale de l’esclavage
Aussi, le terme “cafre”, qui peut être perçu comme raciste et ségrégationniste depuis l’extérieur de l’île de La Réunion, est d’un usage qui se révèle tout à fait ordinaire et de connotation a priori peu négative (l’assimilation réunionnaise est en cela très différente de la France et des Antilles françaises : on y désigne les populations sans détours : zarabs, malbars, cafres, zorey, yab…). En effet, une étymologie probable de “cafre” serait celle issue de l’arabe “kaffir” (qui a donné kouffar : infidèle, non-croyant). Le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du 9e au 15e siècle (1881 – 1902) de Frédéric Godefroy, quant à lui, donne pour définition : “couvert d’une maladie hideuse de la peau”. On pourrait alors supposer que ce fut aussi une manière d’évoquer les verrues générées par la scarification faciale…
Dans sa thèse de doctorat, Benjamin Lagarde met en avant l’importance de la lignée africaine et de l’importance de la notion d’ ”ancienneté” : on maintient alors une authenticité de la descendance africaine directe en l’opposant à la créolisation. (Benjamin Lagarde , Réunion maloya : La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa musique traditionnelle », 2012). Et ce diminutif quasi affectueux de “Pa” s’inscrit dans cette idée d’ancien, de “petit père”. Celui dont la voix témoigne du temps révolu.
(Source : Z’histoires la caze [1930],rééd. Jeanne Lafitte, Marseille, 1976, p.100).
Ces personnages anciens apparaissent auréolés d’une sagesse rehaussée par les souvenirs des temps de l’esclavage.
“Allons boire la mandoze”
En chanson, on retrouve encore Pa Sicordoze sous la variante graphique Pa Cicordoze, dans Ah Nénère de Georges Fourcade, plus précisément dans les vers suivants :
“Allons boire la mandoze
En l’honneur de Pa’Cicordoze”
Il s’agit ici de boire un coup de rhum (ou “coup de sec”), la mandoze étant une altération créole supposée de “ma dose” (de rhum, donc), en l’honneur du “père sucre d’orge”. Un Pa Sucordoze auquel on paie son tribut, figure tutélaire de la créolité dyonisienne.